Accueil > Le Monde est vert
Les montagnes du monde, « sentinelles » du climat
Par Flora Trouilloud pour iD4D, le média du développement durable. Interview de Bernard Francou, glaciologue, Directeur de Recherche Emérite | 08 mars 2022 | Mis à jour à 09:03

Le Monde est vert
| Qu’est-ce que les montagnes ont à nous apprendre sur la crise climatique en cours ? C’est la question que pose Bernard Francou, glaciologue et auteur du livre Coup de chaud sur les montagnes (2021, éditions Paulsen) avec sa co-auteure, la climatologue Marie-Antoinette Mélières. Pour lui, étudier les conséquences du changement climatique en montagne permet de comprendre les mutations futures de notre environnement global.
Pour vous, il est important de prendre la mesure du réchauffement en cours. Pourquoi?
À l’échelle de centaines de milliers d’années, la planète a déjà connu des variations climatiques importantes comme les grandes glaciations et les périodes interglaciaires. À l’échelle des derniers milliers d’années, la période interglaciaire que nous traversons a été marquée par des variations climatiques sur quelques siècles dues à des causes naturelles (variations dans l’intensité solaire, refroidissements suites à de grandes éruptions volcaniques). Ce sont ces climats passés qui ont façonné les contours et les reliefs des montagnes que nous connaissons aujourd’hui.
Mais les deux derniers siècles marquent un virage sans précédent dans l’histoire climatique. Depuis le milieu du xxe siècle, nous connaissons un réchauffement lié aux activités humaines sans commune mesure avec les variations climatiques passées. Le taux de gaz carbonique est aujourd’hui nettement au-dessus des concentrations enregistrées au cours du quaternaire (depuis environ deux millions d’années). Les modèles climatiques prédisent à la fin du siècle une augmentation des températures de 2° à 5 °C selon les scénarios d’émission, un changement inédit à l’échelle de plusieurs millions d’années. Et les montagnes subissent déjà de plein fouet les impacts de ce changement climatique, qui devrait s’amplifier à l’avenir.
Agonie des glaciers, recul de la neige… Quelle est l’étendue des effets du changement climatique en montagne ?
Andes, Himalaya, Alpes : aucun massif montagneux du monde n’est épargné. Avec les régions arctiques, les montagnes sont les zones de la planète qui se réchauffent le plus vite. Ce sont elles, les « sentinelles du climat ». Et depuis deux ou trois décennies, à l’échelle d’une génération seulement, des changements spectaculaires se produisent : retrait accéléré des glaciers, dégradation de l’enneigement saisonnier qui se réduit comme peau de chagrin ou la fonte du pergélisol (ou permafrost). Les écosystèmes d’altitude sont aussi affectés, avec un phénomène de verdissement de la haute montagne et des forêts qui connaissent de grandes mutations. Ces impacts physiques et biologiques du réchauffement ont des conséquences socio-économiques : augmentation des risques naturels, remise en cause d’activités traditionnelles, comme le tourisme hivernal fondé sur le ski en stations, l’agropastoralisme ou l’économie forestière. La montagne se transforme à une vitesse accélérée, et tous ces changements se produisent à l’échelle mondiale, quelles que soient les latitudes. Nous en donnons des exemples dans le livre.
Parmi tous ces impacts, quel est le phénomène qui vous inquiète le plus ?
Au sommet des conséquences inquiétantes se trouve la problématique de l’eau. Parce qu’elles sont à la tête des bassins hydrographiques, les montagnes jouent un rôle capital pour l’alimentation en eau sur de très vastes territoires. Les massifs montagneux distribuent la ressource en eau à près de la moitié de la population mondiale, notamment en Asie. C’est pour cette raison que l’on appelle souvent les montagnes des « châteaux d’eau ». Or, les glaciers de montagne perdent aujourd’hui plus de masse de glace qu’ils n’en gagnent. Ils alimentent donc des cours d’eau en gonflant leur débit : cela s’observe sur des cours d’eau comme l’Indus ou le Gange, ce qui donne l’impression trompeuse que la ressource est plus abondante. Malheureusement, à terme, la réduction des masses glaciaires va affecter le régime des cours d’eau de montagne.
On estime que le pic de la ressource en eau de ces bassins pourrait se situer entre 2040 et 2060. Ensuite, la ressource ira en se raréfiant alors même que la population et les besoins en eau des grands bassins hydrographiques auront fortement augmenté. On décline des exemples dans l’Himalaya, au Tibet et dans le Tian Shan en Asie, dans les Rocheuses et les Andes tropicales en Amérique, ainsi que dans les Alpes en Europe. Nous courons donc vers d’importants déficits en eau qui vont entraîner des tensions autour de cette ressource, comme c’est déjà le cas dans le bassin du Nil (entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie), ou celui du Tigre et de l’Euphrate (entre la Turquie, la Syrie et l’Irak).
Autre conséquence : le dégel du pergélisol provoque une multiplication des écroulements. Les montagnes sont-elles en train de s’effondrer ?
Avec la montée des températures, les glaces (manteau neigeux, glaciers, pergélisol) ont tendance à fondre à partir d’une certaine altitude (environ 3 000 mètres dans les Alpes, 4 500 mètres dans les Andes et 5 500 mètres dans l’Himalaya). La dégradation du pergélisol est une autre traduction du changement climatique en montagne, moins connue mais tout à fait spectaculaire. Le pergélisol permet de maintenir la stabilité de massifs rocheux grâce à la glace qui cimente les fissures. Or, depuis une quinzaine d’années, la haute montagne est soumise en été à des températures caniculaires qui accélèrent son dégel.
Ces écroulements ont toujours existé, mais depuis trois décennies, leur cadence s’accélère. Ainsi, il ne se passe plus un été sans qu’une face de montagne, un pic ou une arête bien connue des alpinistes s’écroule. Le plus impressionnant a été sans doute en 2005 l’effondrement de la face sud-ouest des Drus dans le massif du Mont-Blanc : cet été-là est parti le célèbre pilier Bonatti, du nom de l’alpiniste italien qui l’a escaladé dans les années 1950 en solitaire. Ce fut un choc dans la vallée de Chamonix. Plus récemment, en 2017 en Suisse, dans les Grisons, cela a été au tour du Piz Cengalo de s’effondrer, envoyant plus de 3 millions de mètres cubes de roches en direction du village de Bondo. Les conséquences du réchauffement climatique sur la montagne sont réelles et bien visibles.
Elles nous incitent à agir pour le climat et à préserver la montagne pour garder nos ressources en eau, conserver la richesse de ses écosystèmes et sauvegarder notre patrimoine naturel et culturel.