Accueil > Technologies

Tony Rinaudo, l’agronome « faiseur de forêts »

Par Julien Leprovost pour GoodPlanet Mag' | 10 octobre 2022 | Mis à jour à 09:10


Technologies

| Agronome de formation, l’Australien Tony Rinaudo travaille depuis 40 ans à la restauration des arbres et des sols en Afrique, notamment au Niger, en Tanzanie et au Ghana. Il y a mis au point une méthode appelée régénération naturelle assistée (Farmer Managed Natural Regeneration en anglais) qui a permis de replanter plus de 200 millions d’arbres sur 5 millions d’hectares tout en permettant la poursuite des activités agricoles.

Il ne s’agit pas à proprement parler de planter des nouveaux arbres mais plutôt de restaurer et soigner les arbres existants afin que leur présence bénéficie aux cultures. Tony Rinaudo est surnommé « l’homme qui a arrêté le désert » ou encore « The Forest Maker » (le faiseur de forêts), qui est le nom d’un film documentaire qui lui est consacré. Arte diffusera le film en novembre prochain à la télévision et en replay. Il a également reçu en 2018 le Prix Right Livehood, un « prix Nobel alternatif ». Aujourd’hui, Tony Rinaudo agit avec l’ONG Vision du Monde. Nous avons pu le rencontrer lors de son passage dans les locaux parisiens de l’association.

Avant de parler plus en détails de la régénération naturelle assistée (RNA), il faut aborder le sujet assez mal connu chez nous de la dégradation des sols et de la désertification. Pouvez-vous expliquer de quoi on parle ?

La dégradation des sols est un sujet très important. On considère que 75 % des terres sont dégradées au niveau mondial. Concrètement, il faut comprendre que pour les personnes qui vivent dans les régions touchées par la dégradation des sols, cela affecte les moyens dont ils disposent pour faire vivre et supporter leur famille. Produire de la nourriture, dégager des revenus et avoir une vie décente devient alors de plus en plus difficile avec un sol moins productif, avec des températures élevées, avec plus d’exposition du sol aux vents et avec le manque d’eau…
« 75 % des terres sont dégradées au niveau mondial. »
En outre, la dégradation des sols contribue grandement au changement climatique. S’il n’y a pas de végétation, alors le carbone n’est pas stocké. Si vous retirez de la végétation, le carbone stocké dans la matière organique est relâché dans l’atmosphère. À l’heure actuelle, si 12 millions d’hectares de forêts primaires disparaissent chaque année,  la dégradation des sols est un phénomène dont l’ampleur est plus grande et sur lequel je tente d’attirer l’attention par tous les moyens : interviews, reportages sur le terrain avec les journalistes, articles, ateliers et conférences.

Comment avez-vous eu l’idée de la régénération naturelle assistée ?

Au début, au Niger dans les années 1980, nous nous efforcions de faire pousser des arbres en recourant aux méthodes conventionnelles de plantation de nouvelles pousses. Mais, dans ce pays d’Afrique de l’Ouest au climat sec et rude, les gens étaient peu intéressés à cette époque-là par la plantation d’arbres. C’est pourquoi cette approche a échoué. J’étais pourtant convaincu que les gens avaient le droit à une vie digne et qu’ils avaient besoin d’un minimum d’arbres sur leurs terrains et dans leurs paysages.
« Une des premières choses que nous avons demandée aux gens était de croire dans la valeur des arbres. »
Tout à basculer lorsque j’ai réalisé que, bien qu’elles ne soient plus visibles, les forêts originelles n’avaient pas totalement disparu. Les arbres avaient certes été coupés, mais les troncs, et parfois même les graines, étaient encore là, dans le sol. Le défi, puisqu’il n’était alors plus technique ou financier, est devenu celui de changer les mentalités et les manières de penser. Une des premières choses que nous avons demandée aux gens était de croire dans la valeur des arbres. Dès lors, nous avons pu commencer à nous attaquer à la question de la dégradation des sols, puis inverser la tendance.

Quels sont les grands principes de la régénération naturelle assistée ?

Ils sont en fait très simples à comprendre. Il faut savoir que beaucoup d’arbres ne meurent pas quand on coupe leur tronc, ils ont la capacité de pousser à nouveau à partir de la souche. La régénération naturelle assistée à aider les arbres à repousser en réduisant la compétition entre les pousses afin de permettre à une seule d’entre elle de croître. C’est pourquoi on coupe les pousses et les branches les plus basses au début, cela permet d’orienter l’énergie pour obtenir rapidement un arbre.
« Beaucoup d’arbres ne meurent pas quand on coupe leur tronc, ils ont la capacité de pousser à nouveau à partir de la souche. »
Ensuite, il faut gérer les menaces sur ces nouvelles pousses comme la faune errante, les feux, les animaux d’élevage afin que l’arbre fasse ce qu’il doit faire, c’est-à-dire grandir. La technique se montre en fait comparable à la culture de la vigne qui repose sur la sélection des pousses existantes qui donneront les meilleurs raisins avec le maximum de rendement. En Afrique, nous sélectionnons et entretenons les arbres sauvages avec un objectif comme produire du bois de chauffe, protéger du vent ou encore fertiliser le sol.
« En Afrique, nous sélectionnons et entretenons les arbres sauvages avec un objectif comme produire du bois de chauffe, protéger du vent ou encore fertiliser le sol. »
Avant (2019)/Après (2022) la mise en place de la RNA à Luhundwa en Tanzanie © Vision du Monde

Peut-on dire que la régénération naturelle assistée offre un compromis entre agriculture et protection des forêts, notamment en limitant les conflits d’utilisation des terres ?

En dépit de son nom, on ne peut cependant pas dire que la régénération naturelle assistée se limite à l’agriculture puisque nous l’employons aussi ailleurs pour restaurer les sols, la végétation et la biodiversité. Mais, sur des terres à la base principalement agricoles, nous faisons ainsi la promotion d’une forme d’agroforesterie. Elle mélange les champs ou les prés avec la présence d’arbres. Nous utilisons aussi cette technique dans les pâturages ou pour restaurer des forêts.

Quelles sont ses bénéfices pour les populations locales ?

Avant l’adoption de la régénération naturelle assistée, il était impossible pour les paysans de rester dans les régions rurales : ils manquaient de nourriture, les femmes devaient parcourir des kilomètres et aller de plus en plus loin pour chercher du bois, les bêtes étaient affamées en l’absence de végétation au sol pour les nourrir et les enfants ne pouvaient pas aller à l’école car ils devaient aider à la ferme. Quand les arbres se sont régénérés, il y a eu des bénéficies immédiats dans l’agriculture. Un meilleur microclimat est apparu avec des températures moins chaudes, moins de vent et plus d’humidité. Progressivement, le sol, qu’on pensait improductif, s’est mis à produire davantage. Les arbres l’ont fertilisé et les rendements des cultures ont augmenté. Ils ont même doublé. Dans le même temps, les animaux d’élevage ont cessé de souffrir de la faim car ils se nourrissent des fruits et des graines comestibles des arbres. Ils produisent maintenant du lait et de la viande. Les revenus des paysans ont progressé.
« Le sol, qu’on pensait improductif, s’est mis à produire plus. Les arbres l’ont fertilisé et les rendements des cultures ont augmenté. »
Au Niger, nous avons initié ce cercle vertueux sur plus de 5 millions d’hectares. Les revenus annuels des ménages ont augmenté de plusieurs milliers de dollars. Le bénéfice annuel de cette productivité naturelle est estimé à 900 millions de dollars par an sur les terres restaurées dans ce pays. La production alimentaire du pays a ainsi augmenté de 500 000 tonnes. Le travail avec les arbres permet à 2,5 millions de personnes de disposer d’assez de nourriture.
« Un hectare en régénération naturelle assistée stocke une tonne de CO2 par an. »
Enfin, si on regarde à une autre échelle, ces 200 millions d’arbres plantés sur 5 millions d’hectares jouent un rôle dans l’action climatique. En effet, un hectare en régénération naturelle assistée stocke une tonne de CO2 par an.

Comment avez-vous convaincu les Nigériens d’adopter cette technique ?

Au début, c’était difficile parce que les gens pensaient que la présence des arbres sur leur champs était mauvaise pour les récoltes. Il y avait beaucoup de résistance. J’ai donc demandé à 10 volontaires nigériens de bien vouloir essayer avec moi sur une petite parcelle plutôt que sur l’ensemble de la ferme.
« Les gens pensaient que la présence des arbres sur leur champs était mauvaise pour les récoltes. »
Je leur ai dit que je pensais que cela valait le coup d’essayer et de voir au bout de 12 mois ce qui marchait ou ne marchait pas puis de décider ce que nous devrions faire pour la suite. Cette année-là, les récoltes ont été meilleures sous les arbres. De plus, les agriculteurs ont aussi constaté que les arbres avaient fertilisé le sol alentour. Ils étaient aussi étonnés de voir qu’ils avaient des fruits sauvages qu’ils n’avaient pas goûté depuis leur enfance. Les femmes avaient moins à marcher pour ramasser du bois. Je leur ai proposé de poursuivre l’expérimentation une année supplémentaire afin de voir si cela se montrait encore bénéfique. C’est ainsi que tout a commencé, depuis j’utilise la même méthode partout où je vais dans le monde.
« Si vous continuez à emprunter la même voie en détruisant tous les arbres du paysage, à quoi ressemblera le futur de vos enfants ? »
Une des principales questions que je pose à chaque fois est la suivante : si vous continuez à emprunter la même voie en détruisant tous les arbres du paysage, à quoi ressemblera le futur de vos enfants ? Or, les gens savent que s’ils continuent ainsi, ils vont dans la mauvaise direction et la situation va empirer. Je leur propose alors de tenter l’expérience afin qu’ils tirent eux-mêmes leurs propres conclusions. Je ne leur reproche pas d’avoir coupé les arbres, je veux juste leur prouver que les conserver est meilleur.
L’impact des arbres sur les cultures © Vision du Monde

Planter des arbres apparaît souvent comme la méthode la plus simple et visible de préserver l’environnement. La RNA semble plus complexe à expliquer et à mettre en œuvre. Dans ce cas comment faites-vous pour trouver les financements et convaincre les éventuels financeurs ?

Je dirais surtout que planter des arbres apparaît de prime abord plus sexy. C’est un acte merveilleux, mais au bout de 5 ans que voyez-vous ? Nombreux de ces projets coûtent chers et ne donnent pas des résultats rapidement visibles. Je dirais donc au contraire qu’il est plus aisé de faire de la RNA. La régénération naturelle assistée se montre moins coûteuse que la plantation de nouvelles pousses d’arbres.
« On a besoin de solutions basées sur la nature. »
Planter des arbres est devenu un paradigme fort bien ancré, ce qui aboutit au fait que beaucoup de monde pense qu’il s’agit de la seule et unique manière de procéder. Je dois conc convaincre que la RNA est plus efficace, rapide, moins chère et déployable à plus grande échelle en comparaison à des projets de reforestation ou de plantation d’arbres. Enfin, au vu des résultats sur le terrain, la FAO, d’autres organisations des nations unies, les Objectifs de Développement durable, des gouvernements et des ONG, reconnaissent désormais l’intérêt de la RNA.

Est-ce aussi un moyen de redécouvrir des techniques agricoles traditionnelles ?

Effectivement, la méthode n’est pas nouvelle. Je n’en suis pas l’inventeur. La RNA peut se voir comme une façon de réenvisager des pratiques agricoles déjà existantes et abandonnées. Les preuves scientifiques démontrent et valident les bénéficies des approches basées sur la nature. Dans les pays en développement, la RNA offre un avantage opérationnel puisque je n’arrive pas avec une nouvelle idée venue d’Occident et je dis aux populations que leurs ancêtres étaient très malins.

Est-ce que la RNA est aussi une forme de réponse aux conséquences négatives de la « révolution verte », cette modernisation de l’agriculture basée sur les pesticides, les engrais chimiques et la monoculture ?

En fait, les personnes avec qui je travaille, des fermiers pauvres au Niger, ne sont pas exposés à la révolution verte. Ils n’ont pas besoin de pesticides parce que les arbres sont l’habitat naturel des prédateurs comme les insectes, les lézards, les araignées et les oiseaux, des ravageurs de culture. Les arbres produisent également des fertilisants naturels, une partie de la végétation qu’on restaure est constituée de légumineuses qui ajoutent de la matière organique aux sols. Les arbres remplacent gratuitement ces produits phytosanitaires chimiques et offrent un meilleur microclimat.
« Les arbres remplacent gratuitement ces produits chimiques. »
Ensuite, il reste certains experts qui estiment qu’on a besoin d’une nouvelle révolution verte. Les convaincre de la portée de la RNA demeure un défi. Il est pourtant nécessaire de leur faire comprendre qu’on a besoin de solutions basées sur la nature.

Quel rôle jouent les femmes dans la RNA ?

Quand les femmes sont impliquées dans les projets, ils réussissent bien mieux. Elles sont les gardiennes des connaissances traditionnelles. Ne pas les inclure dans les projets de RNA serait commettre une grande erreur. Enfin, elles se montrent souvent bien plus enthousiastes que les hommes pour se lancer dans l’aventure.

Avez-vous un conseil pour celles et ceux qui veulent se lancer dans des projets de RNA ?

Je recommanderais d’abord de prendre le temps de parler et d’échanger avec les personnes que vous essayez d’aider. Demandez-leur aussi, spécialement aux anciens, ce qu’ils savent déjà à propos des espèces d’arbres présentes sur le territoire, leurs utilisations, pourquoi certains arbres étaient laissés dans les fermes. Poser leur beaucoup de questions, mais sans venir avec vos idées préconçues d’expert. Il faut travailler sur le terrain afin d’apprendre de la forêt, de la nature et des communautés locales. Il ne faut pas succomber à la tentation très occidentale de se reposer sur les connaissances validées par des diplômes. Il faut aller sur place et apprendre aux côtés des populations locales.
« Il ne faut pas succomber à la tentation très occidentale de se reposer sur les connaissances validées par des diplômes. »

Quelle est votre plus grande fierté après 40 ans de travail sur la RNA ?

Je suis fier parce que cela ait fait une différence significative pour l’environnement et surtout pour les gens qui vivent dans ces régions. Le plus grand changement a été de redonner de l’espoir aux personnes affectées par la dégradation des sols. Avant de se lancer dans la RNA, il y avait beaucoup de désespoirs, les gens avaient faim et s’inquiétaient pour l’avenir. Ils ont commencé à travailler avec la nature et cette dernière a commencé à leur répondre en rendant la terre plus productive. Dès lors, les gens ont gagné en confiance et en estime d’eux-mêmes.
« Ils ont commencé à travailler avec la nature et cette dernière a commencé à leur répondre en rendant la terre plus productive. »

Avez-vous un dernier mot ?

Oui, à propos de l’espoir et des jeunes. J’interviens autour du monde. Je vois de nombreux jeunes qui ont perdu l’espoir. Ils pensent qu’il est déjà trop tard pour arrêter le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité et la dégradation des terres. Je veux leur dire que tant qu’il y a un souffle de vie, nous avons l’espoir de créer un futur meilleur. Ne restez pas assis les bras croisés à ne rien faire ! Faites quelque chose ! Tout ce que vous ferez, même si c’est minime, fera la différence. Propos recueillis par Julien Leprovost
Cet article est publié avec l’aimable autorisation de notre partenaire-contributeur, le GoodPlanet Mag’. article source ici.
Imageouverture©Tony Rinaudo, « le faiseur de forêt », explique sa méthode de RNA (régénération naturelle assistée) en Afrique ©Vision du monde